A la suite de la parution dernière, ce second article dédié à la récurrence du suicide dans le rang des adolescents, donne la parole aux psychologues cliniciens. Ils partagent leur théorie sur la question.
Ils sont plus avisés que les citoyens lambdas pour savoir exactement ce qui se passe dans la tête des adolescents qui trouvent dans le suicide, la seule issue possible pour mettre un terme à un problème, à une dispute familiale, à une situation qui ne les agrée pas, à la fréquence de mauvaises notes obtenues en classes entrainant des moqueries de la part de leurs camarades, ou à des harcèlements, etc.
En effet, dans sa parution du mardi dernier, le spécialiste des questions éducatives, Educ’Action, dénonçait la récurrence des suicides dans le rang des adolescents. Le plus récent événement qui est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase et qui a poussé Educ’Action à s’intéresser au sujet, s’est produit le 10 février 2025 à Zocah, un quartier d’Abomey-Calavi. « La puberté et ses réalités : Une adolescente se jette dans un puits après la saisie de son téléphone portable », lisait-on sur la page Facebook de ‘‘ Bluediamond TV’’. Sur beaucoup d’autres pages, de telles informations circulent presque tous les mois et font cas de violence ou de suicide par tel ou tel adolescent sur sa propre vie. Si la jeune fille de Zocah a frôlé de peu la mort, tous les adolescents qui se sont livrés à cette pratique, n’ont pas eu de seconde chance pour réaliser combien la vie est précieuse et mérite qu’on la préserve. Mais si ces jeunes qui se retrouvent à cette étape de leur vie, en arrivent aujourd’hui à ces extrêmes, les spécialistes de la santé mentale ont des théories qui justifient bien cela.
L’adolescence rime avec transformation psychologique et sociale
Loin de vouloir instruire les lecteurs sur le concept de l’adolescence, cette dernière est une période qui se situe entre l’enfance et l’âge adulte, une phase de transition entre ces deux moments de la vie humaine. Elle est caractérisée par des changements physiologiques, mais plus encore, par des changements psychologiques et sociaux.
Psychologue clinicienne et art thérapeute de son état, exerçant dans un cabinet de la place, Stéphanie Gbéhounhessi promeut l’art de vivre. Au-delà des changements physiologiques qui marquent la période de l’adolescence, elle attire le regard sur ce qu’impliquent les deux autres changements à savoir les changements psychologiques et sociaux. « L’adolescence est une période au cours de laquelle, l’individu est capable de raisonner, de faire des choix. Son sens critique l’amène parfois à remettre en cause les règles des adultes. C’est aussi une période où l’adolescent est en quête d’autonomie et d’identité. Il cherche à développer sa vie sociale. Il s’éloigne de ses parents et cherche de proximité avec d’autres adolescents », précise-t-elle dans un premier temps. Elle qui étudie ce qui se passe dans la tête des humains, ajoute que : « pour certains, cela se passe plus ou moins bien. Pour d’autres, ce sont des fréquentations douteuses et des comportements qui peuvent mettre leur santé et leur vie en danger. » Ce passage étant obligatoire pour tout être humain, certains adultes se demandent cependant s’ils ont vécu les mêmes réalités observées aujourd’hui chez les adolescents ou non. La réponse est affirmative et négative à la fois. ‘‘Oui’’, ils sont passés de toute évidence par cette étape. Mais ‘‘non’’, au regard de certains comportements dont fait preuve la génération actuelle.
L’environnement et les réseaux sociaux numériques influencent
Si les aînés estiment avoir eu une adolescence différente de celle des enfants d’aujourd’hui, cela peut se justifier, du point de vue de la psychologue Stéphanie Gbéhounhessi, sous deux angles : l’environnement de vie et l’influence des réseaux sociaux numérique. Abordant le premier aspect relatif à l’environnement de vie, elle laisse comprendre que : « les parents sont peu ou pas du tout présents. Les facteurs comme les familles monoparentales, ou les divorces, les soucis de travail font que les parents ne s’intéressent pas à ce que l’adolescent vit. Ce faisant, il n’a pas de référent à qui se confier. » L’influence des réseaux sociaux numériques est le second point que la psychologue aborde. De ses explications, il ressort que les défis auxquels les adolescents sont invités à participer, la vie des stars qu’ils ont tendance à imiter, les harcèlements, sont autant de situations qui peuvent justifier cette différence fragrante entre la génération passée et celle présente. Comme une personne qui comprend mieux que d’autres, les changements et sentiments qui animent les jeunes en cette phase de transition entre l’âge d’enfant et celui d’adulte, elle a sa théorie pour essayer de justifier de tels actes. « L’adolescence est une période très sensible où l’adolescent peut ne pas comprendre les changements qu’il observe dans son corps et il aura besoin d’en parler avec quelqu’un de confiant. C’est une période qui peut cacher un sentiment de solitude et un mal-être profond. Et s’il n’a pas de soutien pour traverser ce moment, le mal-être peut conduire à la dépression et plus grave, au suicide », développe-t-elle.
La dégradation de la psyché entraîne des envies de suicide
Dénis Yélouassi est lui-aussi psychologue clinicien. Si les adolescents ont aujourd’hui cette facilité à faire recours à la mort, cela découle, selon lui, « de la destruction de la psyché qui est plus récurrente avec l’évolution actuelle du monde qui expose davantage les faibles au profit des riches. Une destruction de la psyché avec de transmission d’une mémoire traumatique aux générations. » Avant tout, il a expliqué toute une théorie autour du mot suicide avec à l’appui, les publications de Jonathan Lachal, Marie Rose Moro & Salomé Grandclerc (2016). Il ressort de ses explications que l’objectif principal de la psyché humaine est, d’une part, d’assurer l’auto préservation et, d’autre part, de préserver l’espèce… Cependant, le fonctionnement de la psyché sans aucun lien avec le suicide, démontre que les traumatismes conduisent à la destruction du capital, une destruction de l’espèce et inversement une destruction de soi. Ceci, si la psyché est confrontée à une situation de stress. « En état de stress, la psyché humaine fonctionne autrement où perception, sentiment, idées et pensée se concentrent sur le danger en face. Les émotions dominantes sont alors la peur, la colère et la contrariété. Ce qui provoque des idées, des pensées et des actions agressives », développe-t-il. Il poursuit en expliquant que : « La difficulté à résoudre la situation dangereuse crée un conflit en notre sein qui se focalise alors sur des solutions à court terme et principalement violentes. Tant que le danger persiste, la psyché y reste focalisée sans autre mécanisme de défense plus approprié. Le sujet n’est donc pas détendu et relaxe tant que la situation dangereuse ne change pas. » On comprend alors que la société ainsi que les événements de tous les jours entraînent le stress chez les adolescents. Ce qui pourrait donc expliquer le suicide récurrent observé.
Stéphanie Gbéhounhessi, psychologue et art thérapeute
A qui incombe la faute ?
L’éducation familiale, l’éducation par les pairs, les circonstances économiques familiales, les médias, les influenceurs des réseaux sociaux numériques, l’Etat ainsi que les textes de loi et accords internationaux, sont autant de facteurs qui contribuent aux suicides des adolescents. Le psychologue clinicien Denis Yélouassi n’a pas manqué de relever en quoi chaque partie prenante est responsable en ce qui la concerne. Pour l’éducation familiale, il dit que la personnalité psychologique des parents apparaît nettement dans les mécanismes sociaux éducatifs de leur enfant…, par conséquent, le lien familial doit offrir une atmosphère de stabilité à l’enfant qui y puise ses ressources au quotidien. Malheureusement, ce n’est pas toujours le cas. « … Certains troubles de la personnalité dont l’expression affective ou comportementale étouffent l’enfant et ne lui permettent pas de se construire, de construire sa propre personnalité affective et psychosociale », indexe-t-il. La culture en est également pour quelque chose, selon le psychologue Yélouassi. « De nos jours, le phénomène d’acculturation vient modifier les bases culturelles qui, par le passé, permettaient d’assurer cette psychique et sociale. Les principes de base culturels évoluent désormais, vers une modernité pas toujours favorable à la communauté », mentionne-t-il également. Parlant des circonstances économiques familiales, le psychologue témoigne : « Il m’est arrivé d’entendre quelques tentatives de suicide chez un jeune adulte qui raconte la précarité de sa famille, l’humiliation vécue par l’alcoolisme de son père, ses efforts à tout faire afin de subvenir aux besoins de la famille, même au risque de sa propre santé physique et son avenir. » Il affirme d’office que certains parents jouent sur la sensibilité de leur enfant. Ils fragilisent cet être en miniature ou le poussent à une déviance, lorsqu’ils l’assomment de souffrances psychoaffectives. L’éducation par les pairs, par contre, met en évidence, selon lui, la résultante de différentes formes éducationnelles. Il fait ainsi allusion au fait que chaque leader dans son groupe d’amis, partage ses connaissances selon ses schémas cognitifs avec ses buts plus ou moins clairs. L’influence des médias sur la cognition, quant à elle, n’est plus à démontrer de l’avis du psychologue. Mêmes les parents moins lettrés perçoivent les impacts de certains feuilletons dans le comportement verbal et social de leurs enfants et adolescents. « Les médias peuvent inciter à une imitation », avertit-il tout en ajoutant les textes de loi et accords internationaux. Lesquels donnent plus de liberté aux enfants à s’autonomiser qu’aux parents/éducateurs à restreindre. « Les tentatives de suicide constituent un appel au secours, une quête d’une aide psychosociale. Toutefois, ces tentatives apparaissent également chez les adolescent(es) comme des actes héroïques qui permettent de les reconnaître, un peu à travers le monde », conclut-il.
Denis Yélouassi, psychologue clinicien
Des actions pour endiguer, voire éradiquer le fléau
Pour éviter que d’autres victimes s’ajoutent à celles déjà enregistrées jusque-là, il est important, selon les psychologues cliniciens, de jouer la carte de la prévention. Stéphanie Gbéhounhessi dira, à cet effet, que « Les parents doivent être plus présents dans la vie de leur adolescent ; instaurer une communication ouverte et bienveillante avec leurs enfants. L’état doit mettre en place des services d’écoute et de soutien psychologique. L’état doit réglementer l’utilisation et la présence en ligne des adolescents et sanctionner les influenceurs qui font de publications déplacées et inappropriées. »
En ce qui le concerne, Denis Yélouassi juge important de prendre conscience de la situation en tant que problème de santé publique qui, par conséquent, fait appel à tous les acteurs sociaux et sociétaux. Vient ensuite la sensibilisation et enfin des mesures de protection. Il renseigne que la prise de conscience permet de ne pas banaliser les souffrances verbalement exprimées en signe d’alerte. Accueillir donc les émotions de la personne souffrant près de soi, est déjà thérapeutique. La sensibilisation aura pour objectif de dissuader jeunes et adultes en les orientant vers l’aide psychosociale. Il renseigne sur ce qui pourrait constituer des cris d’alerte. Pour lui, ces cris sont à reconnaître à travers des expressions comme : « La vie me déplait », « Je n’ai plus envie de vivre », « Une fois auprès de mon parent (défunt), je serai plus en paix », « Pensez-vous que la vie soit agréable à vivre ? », « J’ai l’impression que rien ne marche ; rien ne va », etc. « Le suicide et les tentatives révèlent des souffrances psychologies et affectives non identifiées et/ou non considérées comme telles », martèle-t-il pour finir. Sa collègue Stéphanie Gbéhounhessi dira pour conclure que : « La santé et le bien-être mental des adolescents sont des sujets qui interpellent tout le monde et la récurrence des cas de suicide nous interpelle davantage à prendre des mesures de prévention à plusieurs niveaux : en famille, entre amis et connaissance et au niveau de l’Etat. »
Estelle DJIGRI