Devenu personne handicapée visuelle par les circonstances de la vie, il a choisi quand-même d’exercer un métier qui pourrait lui procurer un bien être physique et financier plutôt que de mendier. Franck Adomalinkpo, puisque c’est de lui qu’il s’agit, n’entend pas se contenter de son métier d’artisan. Il porte en lui un rêve qui pourrait l’aider à sortir le plus de handicapés mendiants des rues.
Mardi 05 novembre 2024. Partie de la ville de Cotonou, l’équipe du journal Educ’Action ne stationne qu’après 47 kilomètres de route. Notre randonnée nous conduit à Sèmè-Podji, une ville du sud-est du Bénin dans le département de l’Ouémé. Depuis toujours, cette ville est reconnue pour être la terre de la canne à sucre. D’ailleurs, la canne à sucre est la chose la plus prisée par les voyageurs lors de leur passage dans cette ville. Pourtant, cette dernière regorge de beaucoup d’autres potentialités qui restent malheureusement inconnues de ses habitants. Pour preuve, saviez-vous qu’il était possible de concevoir des meubles les uns aussi jolis que les autres à partir du raphia ? Allez à Djeffa, l’un des quartiers de cette ville pour vous en convaincre.
C’est l’activité que développe depuis quelques années, Franck Adomalinkpo, un artisan hors pair. A partir du raphia, ce dernier peut concevoir des meubles de tout genre à savoir : des salons complets, des guéridons, des tables à manger, des tabourets, des essuie-pieds, pour ne citer que ceux-là. A priori, il n’y a rien d’extraordinaire qui frappe à l’œil dans le cas de cet artisan. Mais détrompez-vous ! Franck est un homme avec une particularité qui ne fait pas de lui, une personne différente des autres. Il est une personne handicapée visuelle avec une histoire singulière. Son amour pour ce métier a commencé après ce qu’il convient d’appeler une tragédie.
De la vue à la cécité totale, l’histoire d’une vie…
Lorsque le cercle de la famille Adomalinkpo applaudissait l’arrivée du nouveau-né nommé Franck, il y a plusieurs décennies en arrière, c’est avec ses yeux ouverts que ce dernier contemplait lui-aussi, le sourire de ses parents. Autrement dit, Franck n’est pas né aveugle. Enfant unique de son père et de sa mère, Franck a longtemps profité de la lumière de la nature, de la beauté de la vie et du visage des siens avant d’être privé de ce qu’on peut appeler un privilège. « Je voyais très bien et j’exerçais le métier de mécanicien. Mais malheureusement, j’ai eu un accident de route au ‘‘Carrefour Le Bélier’’ en 2006. Après mon hospitalisation avec deux années de traitement sans suite, j’en suis sorti aveugle. J’ai perdu mes yeux l’un après l’autre », se souvient-il encore. C’est donc au ‘‘Carrefour Le Bélier’’ que la vie de Franck a pris une nouvelle tournure. Sa première résolution à la suite de cet accident, était d’être tout sauf un mendiant. « J’avais l’habitude de voir des handicapés mendier au bord de la voie. Mais moi, j’ai refusé de me réduire à cela. Alors je me suis dit que Dieu me donnera de quoi manger pour me soutenir dans mon handicap », s’est-il résolu. Et le miracle fut accompli.
Franck Adomalinkpo s’exerçant à son métier
…Qui retrouve d’autres repères…
Pour avoir choisi de travailler malgré tout, comme il le faisait bien avant d’être victime d’accident, le chemin de Franck a croisé celui des religieuses de Djèregbé en 2008. « J’ai demandé aux religieuses s’il existait des métiers destinés aux personnes handicapées visuelles comme moi dans lesquels je pourrais me faire former pour gagner ma vie », confie-t-il. La réponse n’a pas tardé à se faire savoir. « C’est ainsi que la responsable des religieuses, la sœur Antoinette m’a amené au centre ‘‘Siloé’’ qui est un centre de formation des aveugles à Djanglanmey dans le Mono. J’y ai fait 3 années de formation sanctionnées par une attestation de fin de formation », raconte-t-il. L’expérience n’a pas été facile pour cet homme. Il lui aura fallu apprendre à vivre désormais comme une personne handicapée visuelle pour pouvoir développer d’autres sens. Ce qui l’aiderait, sans doute, à opérer un choix en ce qui concerne la formation à faire. « Dans le centre, il n’y a que des personnes handicapées visuelles et j’ai réalisé que je suis entré dans une autre vie où on nous réapprend comment vivre en tant qu’aveugle. Mais Dieu nous donne la sagesse de développer le 6e sens. Et mon 6e sens m’a porté vers ce métier parmi tant d’autres : celui d’apprendre à tisser du raphia pour en faire des meubles », se remémore-t-il. Il poursuit en laissant entendre que « j’étais persuadé que si je choisissais ce domaine, Dieu me donnerait plus d’intelligence pour créer beaucoup de choses. Et effectivement ça a été le cas, parce que Dieu m’a permis de réaliser plus que ce que j’ai appris. Il y a des tables réalisées avec des vitres, que je n’ai pas apprises au centre. Ces innovations sont les fruits de ma créativité. »
A sa sortie, le chemin ne fut pas tout de suite tracé pour Franck. Il lui a fallu s’investir dans d’autres jobs pour espérer gagner de l’argent pour se lancer dans son travail qui nécessite le concours d’un ébéniste. « Au terme de ma formation, je n’avais pas commencé à exercer mon métier parce qu’il n’y avait pas de soutien. J’ai d’abord trouvé une alternative qui est la fabrication de savon liquide que je revendais dans des églises. C’est après cela que j’ai rencontré un menuisier à qui j’ai fait la proposition de m’aider à réaliser des cadres pendant que moi je me chargerai de tisser la corde. Quand nous vendons l’ouvrage, il prend sa part et moi, la mienne », explique-t-il.
… honorés par de nombreuses distinctions…
Très tôt, après le début de ses premiers ouvrages, Franck Adomalinkpo a commencé à faire parler de lui. « Je peux réaliser une variété de meubles, tous tissés avec des cordes. Mon premier modèle de la table à manger m’est venu à l’esprit et je l’ai indiqué au menuisier. Il m’a proposé le cadre et j’ai tissé le reste. J’ignorais que cela serait joli à ce point. Je l’ai publié sur les réseaux sociaux et cela a suscité de la clientèle pour moi », se réjouit-il. Depuis, il ne cesse de réaliser des meubles aussi bien pour sa clientèle nationale qu’internationale.
Ses ouvrages publiés sur les réseaux sociaux par sa chargée de communication, Makboulath Raoufou, n’ont pas suscité que l’intérêt des amoureux du beau décor. Les autorités à divers niveaux se sont également intéressées à l’homme qui se cache derrière ces réalisations. « C’est à travers mes publications sur les réseaux sociaux que la ministre des affaires sociales a eu des informations sur ma personne et a dépêché la directrice départementale des affaires sociales de l’Ouémé vers moi avec le responsable du centre de promotion social d’Agblangandan. Nous avons discuté et je leur ai exposé mon cas ainsi que mes attentes. Un an après, le secours sollicité est venu avec une enveloppe financière de 70.000F qui m’a été remise par le maire de Sèmè-Kpodji », relate-t-il, tout reconnaissant vis-à-vis de ses donateurs. A la suite de ces autorités, une délégation du Fonds de Développement Artisanal et le directeur technique du ministère de l’artisanat, après une visite à Franck, ont joué leur partition en l’envoyant à des foires. « J’ai déjà participé à 4 foires béninoises avec des stands gratuits mis à ma disposition. C’était selon eux, la manière pour le Gouvernement, de m’aider dans mon travail », conte-t-il. Les personnes de bonne volonté n’ont pas manqué d’apporter aussi leur aide. C’est d’ailleurs grâce à l’une d’elles que Franck a pris part à un salon au Togo en octobre dernier. Ce qui lui a valu l’un des prix de l’innovation. « Je ne savais pas qu’une personne handicapée visuelle pouvait aussi participer au développement de son pays, parce que je suis revenu du Togo avec le 3e prix de l’innovation », se félicite-t-il.
Franck Adomalinkpo présentant son 3e prix de l’innovation reçu au Togo
… Qui n’ont pas été reçues sans difficultés…
Plusieurs difficultés ont jalonné le parcours de Franck Adomalinkpo, devenu personne handicapée visuelle depuis 2006. La première est relative au matériel de travail. « L’approvisionnement en matériaux de premières nécessités qui sont les cordes, se fait dans le Mono précisément à Comè et Lokossa. Mais pendant les saisons pluvieuses, ces cordes se font très rares. Si ça n’existe pas sur le marché du Bénin, il faudra faire recours au Togo. Dans ce cas, pour pouvoir prendre les cordes en quantité suffisante, il faut faire recours à des prêts dans des structures ou auprès des personnes avec des intérêts qui ne sont pas des moindres », renseigne-t-il. La seconde, évoque-t-il, c’est que la vente n’est pas ce qu’elle doit être. Il ajoute par ailleurs, que l’autre difficulté qui pourrait être considérée comme un risque du métier est que « la corde nous blesse quand ce n’est pas bien tissé ».
En dehors de celles-ci, les autres difficultés sont liées au système qui laisse moins de chance et d’opportunités aux personnes handicapées. « Les personnes handicapées n’ont pas facilement accès à des opportunités. Là où nous devons être acceptés et reçus, nous n’avons pas ce privilège tant que nous n’avons pas une connaissance ou que nous n’avons pas croisé le chemin d’une personne de bonne volonté », se désole-t-il. D’ailleurs, il en garde encore des souvenirs douloureux. Ces difficultés n’affectent nullement la qualité de son travail. Sa passion pour ce métier l’amène malgré tout à satisfaire ses clients peu importe leur bourse. « Quand on prend toute œuvre, il y a sa meilleure qualité de même que son frelaté. Si le client commande des meubles, tout dépend de ce qu’il veut et avec quel bois il le veut. Il y a des bois qui font que le travail peut paraître parfois cher, mais d’autres, moins chers », avance-t-il expliquant par là, que tous les clients sont les bienvenus.
… Et qui amène l’homme à porter des rêves
Les difficultés rencontrées jusque-là dans le cadre de son travail et dans son état, ne sauraient émousser l’ardeur de Franck à se faire un nom. Lui qui a refusé de mendier quoi qu’il arrive, avance du mieux qu’il peut et sans apprentis pour le moment. Les ouvrages qu’il confectionne force, sans aucun doute, l’admiration de tous ceux qui le voient à la tâche. C’est ce qui justifie d’ailleurs, la visite sur son lieu de travail, d’une délégation du Ministère des Affaires Sociales et de la Micro Finance avec à sa tête, la ministre Véronique Togniffodé, il y a quelques semaines en arrière. Malgré son handicap, il a de grand rêve qu’il voudrait voir réaliser pour son bonheur et surtout et avant tout pour le bonheur de ses frères et sœurs personnes handicapées comme lui. « Quand nous prenons le Bénin entier, il n’y a pas assez de centres de personnes handicapées. J’ai l’intention de mettre en place un centre dans la commune de Sèmè-Kpodji pour pouvoir aider mes frères handicapés qui mendient dans les rues, à gagner dignement leur vie, en les formant à ce métier », dévoile-t-il comme projet. Mais pour y arriver, l’homme a besoin de soutien de tous pour un minimum. Lequel se résout en : avoir un terrain sur lequel implanter ce centre de même que des financements pour construire les locaux. « Nous savons que ce que le président Patrice Talon attend de la population est que chacun innove et soit meilleur dans son domaine. Il veut un artisan meilleur, un enseignant meilleur, des élèves meilleurs et même des personnes handicapées meilleures. Alors, je demande à lui ainsi qu’à toutes les autorités d’êtres aussi attentifs aux personnes handicapées parce que nous pouvons aussi contribuer au développement de notre pays au même titre que les autres », fait-il observer avant d’exprimer sa requête. « Si une personne de bonne volonté pourrait mettre une parcelle à ma disposition, pour la création d’un centre, qu’elle vienne à mon secours. Je ne veux en aucun cas mendier, mais qu’ils m’aident à développer ce travail et à mon tour, je pourrai sortir mes autres frères handicapés de la rue », s’exprime-t-il. Il a également saisi l’occasion pour exhorter ses frères handicapés à développer des idées afin d’arrêter d’être des mendiants, des paresseux et de travailler afin de participer eux-aussi, au développement de leur pays. Pour lui, ce n’est qu’à ce seul prix qu’ils pourront se faire respecter et obtenir des soutiens.
Estelle DJIGRI