Lorsque Brise-Montagne ouvrit les yeux pour la première fois, il dit à sa mère qui le berçait :
– Je ne suis pas un bébé, cesse de me bercer et pose-moi à terre. D’abord, pourquoi est-elle fermée, cette porte ?
– Pour que les maringouins ne rentrent
pas dans la maison, mon fls, glissa timidement la mère.
Il arracha la porte de ses gonds et la
lança au loin. Une fois dans la cour, il
empoigna un oranger, le déracina et
l’agita comme un éventail pour chasser
les fameux moustiques-maringouins.
Comme un vent violent se déchaîna
soudainement et éteignit le charbon de bois sur lequel était posé la marmite du grillot de cochon, Brise-Montagne prit la viande à pleines mains et l’avala toute crue. Il éructa, se cura les dents et entraîna sa mère dans une danse endiablée. Puis empoignant le tambour de son père, il frappa si fort que celui-ci se brisa en mille morceaux. Fou de colère, il cogna les murs de la maison qui s’écroulèrent, blidip !
Il lui fallait prendre la route, quitter sa mère, vivre sa vie.
Alors, il enfourcha l’âne de son père qui s’effondra sous son poids, il enfourcha le cheval de son père qui s’effondra de même et prit la route sur ses deux pieds. D’un pas il franchit un morne ; d’un autre il en franchit deux. Lorsqu’il posait le pied sur une colline,
il l’aplatissait comme une galette. Lorsqu’il tapait du pied, la terre se fendait et provoquait un glissement de terrain. Arrivé au lac Azuéï, il mit les pieds dans l’eau et le lac déborda, inonda les terres environnantes et emporta les pêcheurs, leurs nasses et
leurs barques.
Dans une des rues de Gonaïves, il aborda un cordonnier et lui commanda une paire de sandales. Comme rien n’était à sa mesure, même une paire de sandales fabriquée dans deux peaux de vaches était encore trop petite pour lui. Il entra chez un forgeron et lui
acheta des sandales en fer. Il les chaussa – le fer était encore brûlant – et s’en alla se rafraîchir les pieds en les trempant dans l’océan. Un grand remou, suivi d’une vague monstrueuse, ft couler tous les bateaux du port.
On entendit Brise-Montagne hurler, en frappant son buste comme l’aurait fait Tarzan :
– Aooouuuuuu, je suis le plus gros des gros nègres ! (Sachant que le plus gros des gros nègres est certainement le plus grand). Et je ne dis que la vérité vraie !
Juste à cet instant, un tout petit oiseau laissa tomber un tout petit grain de maïs sur le bout de son nez. Brise-Montagne s’écroula sous le poids du choc, s’étala de tout son long, incapable de se relever. Son visage se décomposa et il éclata en sanglots en criant :
– Ma man-man !!!
Conte de Haiti