Un jour, il nous donna un sujet de narration : « racontez un souvenir douloureux qui vous a marqué lors d’un séjour au village ». Ma note fut mauvaise car je fus, semble-t-il, hors sujet. Ma mère m’amenait rarement au village. Quand j’y allais, j’étais reçu comme un prince. Lors de mes brefs séjours, je m’asseyais généralement à côté de mon grand-père très disert, pendant qu’il pêchait à la ligne, ramenant de gros poissons pour notre « dakouin » matinal ! D’ailleurs, on n’en avait même pas besoin, car de son côté, mon oncle, d’un coup de filet, rassemblait du fretin varié qui servait au même plat. J’aimais mon grand-père ! C’était le seul homme capable de me parler sans mots avec un petit sourire sur les lèvres rien que pour moi. Alors que raconter de douloureux ? De nos jours, oui, j’aurais été malheureux. Où sont passés les poissons ? Car, bien plus tard, chaque fois que je retournais au village, tout était désert : mon grand-père était mort, mon oncle aussi, les poissons étaient partis !
Devant ma feuille d’écolier, je commis la faute du hors sujet et racontai l’aventure douloureuse d’un monsieur de mon vieux quartier de Cotonou qui avait perdu son chat. D’abord, nous habitions un ancien village devenu quartier mal famé, donc porteur de drame. Ensuite, le supplice de mon voisin si adorateur de son chat m’avait bouleversé et était encore frais dans ma mémoire. Je frissonne en me remémorant cet évènement tragique !
L’animal était la fierté de son maître : un chat angora dodu et recouvert d’un long et soyeux pelage. Comment pouvait-on posséder un animal si fabuleux, me demanderez-vous ? Mais le vrai sujet était de savoir pourquoi, malgré sa qualité de fonctionnaire, il tenait à vivre dans ce quartier même si la maison de ses défunts parents lui servait à lui seul et sa famille. Face à lui, il y avait l’association « assouka », constituée surtout de jeunes pour la plupart pêcheurs, car un fleuve était proche. Ils se réunissaient chaque mois sur le terrain vague pour manger des plats divers et boire le meilleur des alcools : le sodabi. Les mets se composaient pour une grande part de viandes variées que je ne reconnaissais pas et dont ils se repaissaient. J’ouïs dire qu’ils aimaient énormément les varans, les serpents et les chats. Oui les chats !
Face à ces jeunes impétueux, il y avait le sieur Vodounon. Son chat était une invitation permanente aux délices interdits dans un quartier où ne vivait plus aucun félin ; tous ayant fini entre les mâchoires des jeunes amateurs de chats. La guerre fut déclarée. D’un côté le propriétaire du félin se targuait de leur faire passer le goût de cette chair, de l’autre, l’association jura que la noble viande serait à l’honneur du prochain banquet ! Un mois, deux mois et plus encore, passèrent. Le chat paradait chaque soir avec son maître, une amulette autour du cou. Tout le quartier était aux aguets sans compter qu’il n’y avait plus fête depuis longtemps. Tandis que le chat engraissait, les jeunes « assouka » maigrissaient à vue d’œil. Ils avaient usé de tous les stratagèmes et tenté toutes les ruses dormant pratiquement nuit et jour devant le portail du propriétaire : en vain ! Dans une ultime réunion, ils achetèrent et introduisirent une série de chattes dans le quartier. Bientôt l’angora mâle repéra quelques impertinentes en chaleur qui venaient miauler devant sa maison. Un beau jour l’irréparable eut lieu. Le félin déjoua les consignes de son maître et sortit honorer un énième miaulement de la gent féminine introduite en ces lieux. Mal lui en prit, le reste appartient à l’histoire culinaire.
La fête du village qui s’ensuivit dura plusieurs jours avec la disparition de tous les félins ! Et, pendant que les assouka triomphaient, Vodounon ruminant son désespoir, se décida à quitter le quartier, qui connut sa déchéance. Mon récit d’écolier manquait peut-être d’épices qui font les bons récits. Mais pourquoi m’infliger une cuisante mauvaise note !
Mon maître, en plus de ces travers, mangeait-il du chat ?
Maoudi Comlanvi JOHNSON,
Planificateur de l’Education, Sociologue, Philosophe