Professeur Jacques Edjrokinto, à propos du système éducatif : « Ces trois valeurs sont à mettre au cœur de l’éducation »

  • 0
  • 561 views

Acteur du système éducatif béninois, le professeur Jacques Edjrokinto a été témoin de plusieurs réformes introduites dans le système éducatif depuis les indépendances jusqu’à nos jours. Dans le cadre des 64 ans d’indépendance, il fait l’historique de l’éducation et propose des pistes pour une amélioration qualitative du système.

Educ’Action : En tant qu’acteur de l’éducation d’un certain âge, quel a été le visage de l’éducation depuis les indépendances à nos jours ?

Prof Jacques Edjrokinto : Le contexte des indépendances des pays de l’Afrique de l’Ouest Francophone a été marqué par une proclamation de l’indépendance en 1960 pour la plupart des États. Avant les indépendances, des écoles à vocation chrétienne étaient créées par l’administrateur colonial. Nous avons donc hérité d’un système éducatif que nous n’avons pas élaboré. Nos aînés qui ont reçu la flamme de l’indépendance, ont reçu également la politique éducative qui était en place en ce moment. L’administration coloniale avait planifié l’éducation comme un outil d’asservissement pour avoir des intellectuels typés, modélisés à répondre à leurs besoins. Avec les indépendances, nos pays avaient du mal à démarrer un système éducatif local. Nous avons donc bénéficié des conseillers techniques français, belges qui ont aidé les pays à organiser l’éducation primaire, secondaire et supérieure. Mais comme toute éducation véhicule une culture, en 1968, nous avons enregistré la réforme « Grosse-Tête Dossou-Yovo ». A travers cette réforme, les leaders de l’Union Générale des Etudiants du Dahomey (UGED), ont souhaité adapter notre système éducatif à nos réalités, mais ils ont été combattus. La réforme a échoué parce que les tenants du pouvoir n’avaient pas compris l’importance de ce qu’elle devait apporter au pays. La deuxième étape a été la réforme « École nouvelle égale unité de production », conduite sous l’impulsion du ministre Hilaire Badjogounmé du premier régime du feu général Mathieu Kérékou. Il a introduit dans le système éducatif national, l’idée de l’entrepreneuriat, de formation professionnelle professionnalisante. C’est-à-dire que l’apprenant doit savoir non seulement lire et écrire, mais également savoir faire quelques choses de ses mains. A cette l’époque, nous allions à l’école avec des houes, des grains de maïs, des truelles et nous travaillions à ce que l’école soit notre champ. Il était institué des coopératives, des champs, des cellules marchandes au niveau des écoles. Et cela pouvait financer l’école et prendre en charge les enfants déshérités. Cette réforme, qui devait être salutaire pour notre pays, n’a pas été comprise et a été balayée avec les hommes qui l’ont emportée. La troisième étape est le système anglosaxon baptisé « Approche Par Compétences, (APC) », un système de formation qui devait nous permettre d’avoir d’autres raisonnements, d’autres champs de compétences que d’être simple littéraires, capables de discuter les théorèmes, les théories. Ce système n’insistait plus sur la connaissance livresque, mais beaucoup plus sur le « know-how, le savoir-faire ». Malheureusement, nous ignorons ce qu’est devenu ce système. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation hybride. Je ne peux pas dire si c’est l’APC ou l’école nouvelle égale unité de production, ou si c’est une nouvelle réforme. Ce qui est certain, nous voyons l’importance que le gouvernement accorde à la création des établissements d’enseignement technique. Donc quelque part, nous rapprochons l’enseignement, des préoccupations de production, de développement. Et cela devrait être une voie à suivre. Et donc en termes de dates précises, de 1960 à 1975, nous avons connu l’école coloniale. De 1975 à 1990, nous avons assisté à l’école nouvelle. La période de 1990 à 2005 était la démocratisation de l’école (confessionnelle/Privée/Publique. De 2005 à aujourd’hui, il y a eu plusieurs réformes à savoir Programme Par Objectifs ; Programme Intermédiaire et l’Approche Par les Compétences. Et sans doute, en 2025, il y aura l’Ecole métier (unité d’enseignement technique agricole), jusqu’en 2050.

En dehors de l’enseignement technique qui, selon vous, est une voie à suivre, quels sont les autres chantiers à ouvrir pour un système éducatif national meilleur ?

Il faut partir de la base. Je le disais tantôt, tout système éducatif véhicule une culture. Quel est le type d’homme que nous voulons former ? Si nous ne définissons pas le type de béninois que nous voudrions avoir dans cinquante ou cent ans, nous allons faire blanchir le mur, mais après la pluie, la couleur d’origine va ressortir. Donc, nous devons nous asseoir à une conférence nationale ou aux assises de l’éducation pour définir le type d’homme que nous voulons faire. Il y a eu beaucoup d’assises mais aucune n’a donné la définition de l’homme qu’il faut. Aujourd’hui, nous parlons de pays des hommes intègres, de Bénin révélé, de rupture, de bonne gouvernance etc., mais quel est le type d’homme qui va porter cette réforme pour révéler le Bénin ? Le Bénin sera-t-il révélé avec des étrangers ou avec des enfants qui n’arrivent pas à terminer leurs études ? Non ! Le programme ‘‘Bénin Alafia 2025’’, avec les modifications apportées, avait défini un Bénin phare, mieux gouverné, sans corruption, mais n’a pas défini le type de béninois. Il faut que ce chantier soit ouvert.

Quelles sont alors les compétences que le système éducatif doit mettre à la disposition des apprenants susceptibles de mieux gérer le pays ?

Ce n’est pas une question de compétences, mais plutôt de valeurs. Il faut un homme qui aime et qui croit en son pays. Prenons l’exemple du « one dollars, in America we trust ». Tout américain qui prend le dollar, il dit: « nous croyons en l’Amérique ! » Et ce sont des valeurs qui leur sont données. Est-ce que nous avons une valeur ? Le béninois doit affirmer tous les jours qu’il dépense un franc, sa profession de foi, en son pays. Mais lorsque nos monnaies sont frappées de symboles d’autrui, importés, extravertis, sommes-nous autonomes ? Donc, il y a des valeurs comme l’amour du pays, l’amour du prochain et la foi en Dieu en tant qu’être suprême. Ces trois valeurs sont des choses à mettre au cœur de l’éducation. L’amour du pays va nous faire apprendre le Dendi, le Bariba, le Fongbé, le Idatcha, le Nago, le Mina. L’amour du pays va nous faire apprendre à défendre les limites territoriales. Je suis fier de monseigneur Barthélémy Adoukonou qui a su transcrire l’hymne national en fon. Il a dit des choses qui devaient nous servir de socle. La deuxième chose est l’intégrité. L’intégrité ne s’achète pas, ne se marchande pas. Devant n’importe quelle situation, je ne cède pas. Lorsqu’on vous amène 50 000f, pour faire un faux document, et que vous acceptez quelque soit le montant vous n’êtes pas intègre. Parce que j’ai peur de mourir, de perdre des privilèges, je ne suis pas intègre. J’ai eu la chance de côtoyer Monseigneur Isidore de Souza et j’étais de la brigade des chrétiens qui luttaient contre la corruption. Nous mettions sur notre poitrine un badge simple : « La corruption ne passera pas par moi. » Où sont aujourd’hui ces valeurs ? Des valeurs d’amour du prochain ne vont pas nous permettre de dire que tel n’est pas de la même ethnie ou de la même religion que nous. Non ! C’est un frère et cela s’arrête là. Nous devons veiller à former une nation. Et l’éducation doit être l’outil. Donc, ce sont des valeurs sur lesquelles il faut fonder l’éducation. Lorsque cette base sera bien faite, nous allons construire l’enseignement technique, professionnel, universitaire, les métiers d’avenir. C’est ma vision d’une société où il fera bon vivre. Mais je veux qu’il fasse déjà bon vivre maintenant.

Et qu’est-ce qu’il y a lieu de faire pour que l’éducation intègre ces différentes valeurs ?

Nous devons revoir tout le programme de l’enseignement, depuis la maternelle jusqu’à l’université. La morale, le civisme, le patriotisme, le panafricanisme sont des valeurs à réintroduire dans les curricula et larguer tout ce qui est superflu. Allez voir dans nos universités, 8 000 étudiants en première année en géographie ou en sciences juridiques, il y a un problème d’orientation, de curricula. C’est très important que nous puissions faire la part des choses. Il faut non seulement reprendre les curricula, mais surtout former le personnel enseignant de tout le système éducatif et faire les investissements nécessaires pour accompagner le système éducatif. C’est un programme ambitieux qu’il faut mettre en place et assurer l’équilibre, voir les tendances. Et cela n’est pas l’affaire d’un gouvernement, mais de la nation.

Quelle doit être la place de nos langues maternelles dans ce développement que vous ambitionnez pour le pays ?

J’ai eu le grand privilège d’avoir présidé les Journées Nationales du Conseil National de l’Education sur l’introduction des langues dans le système éducatif. J’ai conduit ces travaux avec mon aîné, feu professeur Paulin Hountondji. Nous avons défini la façon d’introduire les langues nationales dans le système éducatif. Au Bénin, nous parlons plus de 53 langues. Et si nous n’avons pas la volonté de faire un choix qui s’impose à tout le monde, nous n’en ferons jamais. Ne pas choisir, c’est choisir. Nous en avons définies jusqu’à 7 qu’on ne peut pas toutes introduire dans le système. Mais de façon géostratégique et géopolitique, il y a des langues dominantes. Prenons le cas de certains pays comme le Sénégal, la Chine qui ont su imposer une langue à tout le monde en leur sein. Au Bénin, nous pouvons écrire en Berba et en Fon. Nous n’allons plus nous moquer de quelqu’un qui va à la poste et qui parle le Fon ou le Dendi. Il faut réinvestir la langue nationale et lui donner tous les attributs nécessaires. Un vrai bâtisseur peut être impopulaire, mais peut le faire si l’Etat lui donne la possibilité.

Un mot de la fin pour conclure cet entretien.

Je suis très honoré pour ce choix porté sur ma petite personne. Je souhaite que vos actions soient connues, que les échanges que nous avons eus, portent les fruits et que nous puissions témoigner un jour, que nous avons apporté notre contribution à l’édifice de l’éducation au Bénin.

Propos recueillis par Estelle DJIGRI

Ecole Centrale Casablanca (Afrique) 2024-2025 : Liste des candidats béninois déclarés admis
Prev Post Ecole Centrale Casablanca (Afrique) 2024-2025 : Liste des candidats béninois déclarés admis
Journée de sensibilisation à l’Université de Parakou : Les nouvelles bachelières encouragées à s’inscrire dans les STIM
Next Post Journée de sensibilisation à l’Université de Parakou : Les nouvelles bachelières encouragées à s’inscrire dans les STIM

Laissez un commenntaire :

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

error: Vous n'avez pas le droit de copier ce contenu !